2) A quoi sert la vie ?

   - Toinette ! (C'est sa servante) Toinette ! Où est Barthélemy ?

   - J'sais t'y moué, à c't'heure, y n'en fait qu'à sa tête!

- Allons, allons Toinette, il est à l'âge où l'on commence à sentir pousser ses ailes ! 

Il ne va d’ailleurs sans doute pas tarder à rentrer, car il doit avoir faim !

   - Ah ça ! Pour sûr, y dévore… et pour ce qui est de m'aider à faire la vaisselle… vaut mieux pas trop y compter…

            La porte s'ouvre, à ce moment, à grand fracas. On peut voir, posée contre le mur, une bicyclette d'un modèle ancien.

    - ah! Te voilà, mon grand ! dit grand-père les yeux pleins de tendresse.

   - Ouais, j'ai crevé. Heureusement, Claude, le garagiste, il a bien voulu me prêter sa bécane, mais ça m'a retardé.

   - Lave-toi les mains, mon garçon, on va dire la prière.

Tous se signent: «  Bénissez-nous, Seigneur, bénissez ce repas, ceux qui l'ont préparé et procurez du pain à ceux qui n'en ont pas. Ainsi soit-il. »

           Assis sous le vieux lustre fait dans un ancien joug de bœufs, les trois personnes ne font plus entendre maintenant que le lapement des bouches affairées à vider les cuillers:

- Alors, grand-père ? T'as fini de planter tes pommes de terre ?

 -    Oui, mon gars, j'ai eu un temps superbe. Et toi, comment as-tu passé ta journée ?

  - J'ai eu une bulle en français ! Mais, je m'en fiche, le français ça ne sert à rien. D'abord, moi, je veux être garagiste ou bien réparer des machines agricoles, alors…Chateaubriand, qui s'écrit avec un d, Saint-Simon qu'était même pas un saint, Saint Exupéry qu'en n'était pas un non plus, comment veux-tu que je m'y retrouve

   - Moi, dit grand-père songeur, j'aurais tant aimé étudier. J'aurais pu lire les livres comme ceux qui sont chez Monsieur le Curé qui parlent de Dieu ; comme ça, j'aurais pu Le connaître mieux et j'aurais peut-être pu comprendre tout ce que je ne m'explique pas bien.

    - Et pis après, t'en sais bien assez comme ça. Déjà que tu connais toutes les paroles de la Messe par cœur !

   - Ah! ça oui, je me les récite, et cela me donne beaucoup de bonheur, c'est beau, et plein de poésie et cela nous fait déjà participer à ce que sera notre vie dans l'au-delà. Tiens, quand le prêtre dit :

 

Comme cette eau se mêle au vin

pour le sacrement de l'Alliance,

puissions-nous être unis à la divinité

de Celui qui a pris notre humanité

 

  eh bien, moi, cela me rend heureux, confiant, en paix.

Grand-père est comme transfiguré par le bonheur de redire ces mots qui le font vivre :

   - Ben moi, je m'ennuie à la Messe, je trouve que c'est long et qu'on y parle de gens que je ne connais pas. Tiens, dimanche, voilà t-y pas qu'on nous causait de Melchisedoch ou j'sais pas qui…

Grand-père ne peut retenir un sourire complaisant :

   - Melchisedech était un grand prêtre du temps d'Abraham et il est une figure qui annonce Jésus qui nous donne le Pain de Vie [1] alors moi ça m'intéresse, tu comprends ?

   - La vie ouais, d'accord, mais ça sert à quoi la vie ? Je trouve ça nul. On vit, on meurt, on se reproduit et ça recommence pareil avec les mêmes embêtements, qui faut qu'on aille à l'école, et tout…

   - La vie ça sert à aimer, dit Antoine, Dieu nous a donné la vie pour que nous la donnions à notre tour.

Tu vois, moi, j'ai été heureux de planter mes pommes de terre ! Je me suis dit qu'au mois d'août, je les sortirai nombreuses, avec leur peau délicate qui s’écaille sous le pouce, quand on les sort de la terre…et puis…c'est toi qui les mangeras et tu grandiras alors tu comprendras peut-être le don de Dieu !Oh ! Mon petit, n'abîme pas la vie, elle est fragile et précieuse…

   - Ah, ben tiens ! Quand on entend les nouvelles ! Il y a plutôt de quoi être inquiet !…

   - C'est vrai, on entend raconter les horribles attentats, les résultats de la violence, de la haine, de la vengeance. Tout cela vient du manque d'amour entre les hommes et justement voilà pourquoi je veux tant te transmettre l'Évangile, la Bonne Nouvelle qui nous redit l'alliance de Dieu et des hommes et comment ceux-ci doivent s'aimer les uns les autres étant les fils d'une même Père.

Là encore, tu vois, les paroles de la Messe sont fortes et belles, écoute :

 

Délivre-nous de tout mal, Seigneur,

et donne la paix à notre temps ;

par ta miséricorde, libère-nous de tout péché,

rassure-nous devant les épreuves

en cette vie où nous espérons

le bonheur que tu promets

et l'avènement de Jésus-Christ, notre Sauveur.

 

Barthélemy ne peut s'empêcher d'être ému par la bonté de son grand-père, mais serait bien incapable de le lui exprimer. D'ailleurs, les copains doivent déjà l'attendre sur la place de la Mairie, il referme la porte doucement. Il a le temps d'apercevoir Antoine qui s'est mis à genoux devant l'icône près de la cheminée, celle qui représente Jésus avec un Livre sur la poitrine et qui fait un signe avec sa main droite, deux doigts levés et qui semble dire :

 

« Ecoute ma Parole : Je suis le Chemin, la Vérité, la Vie » [2]

 



[1] Evangile selon Saint Jean, 6, 35

[2] Evangile selon Saint Jean 6,35