Il était une fois un violoniste qui avait une grande habilité à manier l'archet, il habitait un nuage noir, et observait les hommes depuis sa cachette mobile. La corde dont il se servait le plus souvent était la chanterelle, cette corde de mi dont il tirait des sons cristallins enchanteurs. Il avait aussi l'habileté de faire sonner le grave, chaud et persuasif. Dès qu'un petit humain se réveillait, il accordait son violon aux pensées de celui- ci :

   - Tiens, se dit le père Antoine, il fait beau aujourd'hui, je vais aller planter mes pommes de terre.

                La bêche sur le dos, le père Antoine part, dans le matin frais, en direction de son jardin, au bout du village.

   - Seigneur, merci pour tant de beauté, murmure le vieil homme. Bénis, je te prie, le travail de ma journée.

   - Si, la, sol, mi, fa, si, ré…          

                Antoine perçoit soudain la mélodie subtile, susurrée si près de lui qu'il tourne la tête.

- Antoine, reprend la mélodie, pourquoi remercier le Seigneur, il ne t'entend pas… d'ailleurs, il ne t'a jamais répondu…

                Antoine se retourne et cherche qui lui a murmuré cette parole perfide. La mélodie se fait plus insistante :

   - Et puis, quand tu bêches, tu as mal aux reins.   Pour un travail béni,…c'est plutôt un travail maudit,… hi, hi, hi ! Si, la, sol, fa, fa, mi.

Antoine se frotte les yeux. Il est perplexe...

- Enfin, Seigneur, à l'instant, j'étais heureux, je chantais ta louange :

 

 

 

  Bénis Seigneur, mon âme.

  Seigneur, mon Dieu, tu es si grand !

  Vêtu de faste et d'éclat,

 drapé de lumière comme d'un manteau

  tu déploies les cieux comme une tente,

 tu bâtis sur les eaux tes chambres hautes ;

 faisant des nuées ton char,

 tu t'avances sur les ailes du vent ;

 tu prends les vents pour messagers

 pour serviteur un feu de flammes 

 

                Une brise légère vient caresser le visage d'Antoine, les premiers rayons du soleil qui se lève à l'horizon vibrent à travers les feuilles des hêtres du talus.

   - Seigneur, mon âme te cherche. Je t'appelle, bénis mon travail, je te prie.

                Le violon devient menaçant, les notes graves pénètrent dans le cœur inquiet d'Antoine :

    - La, fa, sol, mi, ré, ré…"Ton champ est moins beau que celui de Mathurin !  Regarde les chardons qui parsèment ton blé !

   - Ah, c'est vrai ! Mon travail a été gâché par une volée de mauvaises herbes !

Pourquoi Seigneur, as-tu créé les choses belles et bonnes, comme c'est dit dans la Genèse : " Et Dieu vit que cela était bon "                Pourquoi as-tu permis les chardons qui font mal ?

                Antoine chemine, la tête pleine de contradictions :

   - C'est vrai, chante la corde de la, doucereuse et mielleuse, tu t'échines à travailler, tu te donnes assez de mal, surtout avec ta jambe qui se traîne…et ta récolte est bien décevante. Repose-toi un peu, mon pauvre Antoine, assieds-toi et regarde dans ta sacoche, il y reste peut-être bien un petit morceau de pain ?

                Antoine s'arrête et fouille dans son sac. Le pain est encore frais. C'est Gaston, le boulanger, qui le lui a donné quand il est passé devant son fournil, au moment où il en ouvrait la porte et qu'une merveilleuse odeur s'échappait dans la ruelle encore endormie.

   - Ah ! Merci Seigneur, pour ce pain, "fruit de la terre et du travail des hommes"  

Antoine aimait à se remémorer ainsi les paroles sacrées de la Messe. Elles l'enchantaient et l'habitaient. Il mange avec respect, lentement, le pain croustillant. Hélas, ses dents étant fragiles, il doit mastiquer avec précaution. La voix suave en profite pour susurrer une nouvelle perfidie :

- Quand tu seras vieux, reprend-elle, tu ne pourras plus bêcher la terre. Que deviendras-tu ? Il faut bien dire que l'avenir est sombre depuis la mort de ta pauvre femme et Barthélemy, ton petit-fils, est encore bien jeune, celui que tu as en charge depuis l'accident qui a emporté ses parents…

Antoine se relève avec peine, il frotte ses reins :

Ne m'abandonne jamais Seigneur,

mon Dieu, ne sois pas loin de moi.

Viens vite à mon aide,

Seigneur, mon salut   

   - Ah ! Il faut que je finisse de planter mes pommes de terre, avant que le soleil ne soit trop haut.

La bêche rentre dans la terre bien travaillée avec facilité, mais le poids qui semblait léger au début, paraît s'alourdir de plus en plus au long des heures. Antoine fait une pause.

Il pense à Barthélemy.

   - Que peut-il faire en ce moment ? Allez courage, il faut que j'arrive à finir ma plate-bande avant ce soir.

La splendeur du soleil couchant enveloppe maintenant Antoine dans une douceur tendre. Le combat de la journée a été rude, mais Antoine murmure une dernière prière :

 

Je vais te rendre grâce, Seigneur, Roi

                               et te louer, Dieu mon sauveur

Je rends grâce à ton nom.

Car tu as été pour moi un protecteur et un soutien

et tu as délivré mon corps de la ruine.

du piège de la langue calomnieuse

et des lèvres qui fabriquent le mensonge. 

 

Antoine pousse maintenant la porte de sa vieille maison normande faite de silex, torchis et colombages (Ah ! il va falloir les repeindre !…)  A l'intérieur, le couvert est mis pour trois personnes, sur la grande table de chêne. La soupe embaume la pièce sombre, seulement éclairée par le feu dans l'âtre.

   - Tiens, Barthélemy n'est pas encore rentré !